« Au commencement D.ieu créa les cieux et la terre. »
(Genèse 1,1)
Ce n’est, bien sûr, pas un hasard si la Torah commence par la lettre beth du mot Béréchit [Au commencement….] : la lettre beth a été choisie par le Saint béni soit-il au terme d’une compétition très serrée. Le Midrach nous raconte en effet que les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque sont venues solliciter du Tout-Puissant l’honneur d’être «La Lettre» par laquelle la Torah allait commencer. Mais le Tout-Puissant, les renvoie dos à dos, en expliquant à chacune la raison de son éviction, ainsi que la fonction particulière qui lui est réservée, et ne garde que la lettre beth.
Des différentes explications que les exégètes ont données à ce choix, nous en retiendrons une qui va servir de base à notre exposé.
Les lettres de l’alphabet hébraïque sont dotées chacune d’une valeur numérique. La lettre beth a comme valeur numérique : deux. C’est ainsi que la Torah commence sous le signe de la «dualité», de la coexistence de deux éléments de nature différente : nous allons bientôt comprendre que cette «dualité», cette vie commune ensemble, à deux, harmonieuse et fertile est la condition sine qua non de l’existence et de la survie de ce monde.
A partir du moment où la dualité n’est plus vécue harmonieusement, la Création n’est plus justifiée par rapport au chaos initial.
La première section du Pentateuque nous fournit plusieurs exemples de cette dualité mal vécue, mal assumée, qui est porteuse de désastre.
L’expérience à deux la plus tragique est sans doute celle de Caïn et Abel. Les premiers frères de l’histoire de la Création ont tout pour réussir ; le monde riche de toutes les jouissances et de toutes les merveilles leur appartient. Ces conditions optimales ne les empêcheront cependant pas d’être précipités dans l’un des drames les plus sombres de l’humanité : Caïn tue son frère Abel. Nous sommes tentés de penser que Caïn a commis son acte odieux, par dépit, parce que D.ieu n’avait pas agréé son offrande, comme II l’avait fait pour celle d’Abel. Mais nous comprenons assez vite qu’il ne s’agit là que d’un prétexte, le mobile profond et véritable du crime de Caïn nous est révélé un peu plus loin, dans la section de Noa’h : Rachi nous apprend dans son commentaire (9, 25) que ‘Ham, le troisième fils de Noa’h, s’était opposé à ce que son père mette au monde un quatrième fils, en disant : Adam, le premier homme, n’avait que deux fils : le premier a tué le second, parce qu’il voulait être le seul à hériter du monde et notre père qui a déjà trois fils en désire un quatrième ?
Caïn a tué Abel, mû par le refus de coexister avec l’autre, fût-il son propre frère. Il voulait être le maître absolu, incontesté, et jouir seul de toutes les richesses du monde, sans avoir à partager ou à mettre en commun.
Nous rencontrons dans cette paracha d’autres manifestations d’un tel refus de cohabitation. C’est la vie impossible entre la lumière et les ténèbres, qui ne peuvent fondamentalement ni coexister, ni être mêlés ensemble : ils n’existeront que séparés, chacun dans le domaine qui lui est imparti et qui est inaccessible à l’autre : c’est ainsi que la lumière régnera pendant le jour et les ténèbres seront maîtres de la nuit.
Nous assistons également à la rivalité qui oppose le soleil à la lune. Les deux astres ont été créés pour diffuser une lumière d’égale clarté. Mais la lune, se sentant très vite mal à l’aise, se présente devant le Créateur avec l’objection suivante : «Mais deux rois ne peuvent régner sous la même couronne ! — C’est vrai, lui répond le Créateur, alors accepte d’être réduite par rapport au soleil!» (ibid. 1, 16)
Que dire d’Adam et d’Eve? Les deux premiers êtres que D.ieu a façonnés, sont loin de donner le modèle de l’harmonie idéale. Eve, passant outre aux avertissements de son mari, mange du fruit défendu. Mais comme la première femme craint — nous dit Rachi — de subir seule la peine de mort et d’être ainsi remplacée auprès d’Adam par une autre épouse, elle offre à son mari le fruit, l’entraînant ainsi dans une chute fatale.
La lumière et les ténèbres, la terre et les deux, le soleil et la lune, Caïn et Abel, Adam et Eve, autant d’exemples de la difficulté, voire de l’impossibilité de vivre la dualité en symbiose, en harmonie.
Dans son commentaire, Rachi explique la faute de chacun de ces personnages en particulier. Le facteur commun de leurs actes est d’avoir remis en question le but ultime de la Création, et par là, d’avoir nié le principe de dualité harmonieuse du monde. Imbus de l’idée que le monde avait été créé pour eux seuls, à leur convenance et pour leur profit personnel, ils convoitèrent et voulurent s’arroger ce qui ne leur était pas destiné, dans le mépris le plus absolu des droits d’autrui. Or, celui qui agit ainsi, proclame par là même que ce monde n’est pas fait pour lui et donc, ne mérite aucun bien de cette création; il n’y a pas de place pour celui qui refuse le fondement même de la Création : la vie à deux, dans la plus parfaite harmonie. C’est la raison pour laquelle leur châtiment fut d’être privé des biens de ce monde, et de l’objet même de leur convoitise.
Nous comprenons à présent clairement que le Créateur ait établi, de façon significative, la lettre beth, en lettre initiale de la Torah, comme la nécessité absolue de vivre ensemble, à deux, en harmonie et, dans le respect de l’autre, de ses valeurs, de ses principes et de ses biens. Sans cette harmonie préalable, le monde ne peut se maintenir et court au désastre.
Toute l’histoire de l’humanité est une succession de guerres, de rivalités et de conflits pour affirmer la volonté de l’un sur l’autre, pour établir le pouvoir de l’un sur l’autre, pour dominer et anéantir l’autre.
La Torah vient nous enseigner qu’un homme seul, qui vivrait dans le monde que par et pour lui seul, qui considère que la Création n’a de sens que par lui, un tel homme sera contestation vivante de sa venue au monde. Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui donner une compagne pour l’aider. La Création se justifie dans la plénitude de la dualité harmonieuse lorsque chacun fait abstraction de sa propre personne, pour respecter son prochain et ce qui lui appartient.
« Le monde se maintiendra par la bonté » (Psaumes 89,3). Celui qui ne respecte pas la règle de coexistence harmonieuse de la Création, est voué à la ruine. Par contre, celui qui veut réparer le mal causé par la dissension devra œuvrer en faveur de la coexistence et pour le bien des autres. C’est en multipliant les actes de bonté envers autrui, que la Création sera maintenue. Pour que le monde existe, il faut que le quotidien soit pétri d’amour du prochain, d’acceptation et d’abnégation, de don de soi sans limite pour satisfaire les besoins de l’autre.
C’est là, l’un des enseignements majeurs du commencement de la Torah, du commencement du monde: beth, première lettre de la Bible, signe de la dualité harmonieuse constructive et riche de promesses.
(adapté à partir des Leçons Chabbatiques)
CHABBAT CHALOM