Yits’hak implora D.ieu au sujet de sa femme, parce qu’elle était stérile (Genèse 25, 21).
Nous sommes frappés, en lisant ce verset, par l’ordre inhabituel du récit : en effet, avant même de nous annoncer que Rivkah est stérile, la Torah nous raconte qu’Yits’hak a imploré D.ieu en sa faveur. Notre habitude des textes bibliques nous laissait attendre un ordre inverse dans la suite des événements: l’annonce de la stérilité de Rivcah aurait dû logiquement précéder celle de la prière d’Yits’hak.
Nous trouvons le phénomène analogue dans la section Vayétsé : Il [Yaakov] arriva dans cet endroit et il y passa la nuit, parce que le soleil s’était couché (ibid. 28, 11). Rachi explique ainsi : Le soleil s’était couché subitement, avant son heure, afin que Yaakov soit obligé de passer la nuit. Là aussi, l’ordre logique aurait dû être que le soleil se couche d’abord et qu’ensuite, Yaakov s’installe pour passer la nuit. Il nous faut donc admettre que les relations de cause à effet, telles qu’elles apparaissent dans la Torah, ne sont pas forcément conformes à la notion que nous avons du déroulement événementiel. Yits’hak n’a pas imploré D.ieu parce que Rivkah n’avait pas encore conçu ; la stérilité de Rivkah n’est pas la cause de la prière. En réalité, elle en est l’effet : pour qu’Yits’hak prie, il fallait que Rivkah soit stérile. De même, Yaakov ne s’est pas installé en ce lieu parce que le soleil se coucha ; mais c’est parce qu’il fallait que Yaakov passât la nuit en cet endroit, que le soleil se coucha subitement. Le coucher du soleil n’est pas la cause de l’installation de Yaakov en ce lieu, il en est l’effet, il fallait que Yaakov soit amené à faire là, sa prière.
Ces remarques nous conduisent à poser une question d’ordre plus général, qui touche à un point fondamental de notre foi : quelle est la signification profonde de cette stérilité qu’ont connue, tour à tour, les aïeules du peuple, Sarah, Rivkah, Ra’hel et plus tard, ‘Hanna et d’autres encore ? Quel était le dessein de la Volonté Divine ? C’est la question que le Talmud présente, en y apportant aussitôt sa réponse : Pourquoi nos aïeules étaient-elles stériles ? Rabbi Yits’hak dit : c’est parce que D.ieu, Béni soit Son Nom, aspire à la prière des Justes (Yévamoth 64). Ce texte, qui nous révèle la raison de la souffrance des aïeules, nous éclaire en même temps sur un point essentiel : la prière est la cause de la stérilité ; autrement dit, le Saint béni soit Son Nom a causé la stérilité, a créé une occasion, pour que l’homme prie; la stérilité est la conséquence et non la cause du besoin de la prière.
Pourquoi D.ieu aspire-t-Il à la prière des Justes, au point de leur causer de graves tourments, qui ne sont ni toujours compréhensibles, ni explicables ? Nous lisons dans le Talmud : «Rabbi Yichmaél Ben Elicha dit: Lorsque je suis entré une fois dans le sanctuaire du Temple pour présenter l’encens sacré, j’ai vu devant moi la Grâce Divine, installée sur un siège surélevé. Le Saint béni soit Son Nom s’adressa à moi en ces termes : « Yichmaél, Mon fils, bénis-Moi”. J’ai répondu: ”Que par Ta Grâce, Ta Miséricorde surmonte Ton courroux, que Ta pitié ‘cache Ton mécontentement et que Tu Te conduises avec Tes enfants avec indulgence et bienveillance ». Alors, le Tout-Puissant acquiesça d’un signe de tête (comme pour dire Amen, dit Rachi). D.ieu répond Amen à la bénédiction de RabbiYichmaél» (Bérakhot 7). Nous en concluons qu’il apprécie la prière des Justes.
Si nous nous en tenions à la logique exprimée par nos Sages, la prière ne devrait pas avoir de place en ce monde : celui qui a fauté mérite d’être puni et toutes les prières du monde ne devraient rien y changer. Au contraire, si le méchant ne reçoit pas le châtiment qu’il mérite, cela revêt l’allure de l’injustice. Il est donc naturel que nous nous demandions quel pouvoir, quelle force extraordinaire peut bien avoir la prière au point de changer la réalité, de rompre totalement avec la logique la plus élémentaire !
La réponse nous est fournie encore une fois dans la section de Toldot . Yits’hak et Rivkah prient de tout leur cœur, chacun de leur côté. D.ieu exauce en premier lieu la prière d’Yits’hak et agrée celle de Rivkah ensuite. Pourquoi une telle préférence ? Rachi explique : la prière d’un tsadik, (juste) fils de tsadik, est préférable à celle d’un tsadik, fils de racha (méchant). Rivkah eut l’immense mérite d’épouser Yits’hak. elle s’est engagée dans la voie spirituelle et religieuse de son mari, mais sa prière ne parvient pas à la pureté de la prière de son époux, car elle est fille de Laban, l’idolâtre. Yits’hak, lui, est fils d’Avraham. Il a puisé les enseignements et la foi de son père qui affirmait : Et moi je ne suis que terre et que cendres. Le caractère essentiel de la prière d’Yits’hak consiste dans l’effacement de toute aspiration personnelle au moment où il prie : tout son être, sa volonté et ses préoccupations personnelles, se réduisent au point de s’effacer complètement devant la Gloire infinie du Créateur : toutes les pensées, tous les projets, les comptes personnels s’effacent au moment où s’élève la prière de l’homme vers le Tout-Puissant.
C’est dans cette perspective que se situe le tsadik : sa prière dépasse toutes les autres prières parce qu’elle est pure, détachée de toute sollicitation personnelle, débarrassée de tout intérêt égoïste. Le tsadik fait abnégation de lui-même, pour ne rechercher que le bien d’autrui. Yits’hak n’a d’autre préoccupation que le bien-être de Rivcah. Son père, Avraham, nous nous en souvenons, ne poursuivait qu’un seul et unique but ; sauver Sodome de l’anéantissement total, en adressant une ardente prière à Dieu. Dans l’épisode rapporté plus haut, Rabbi Yichmael Ben Elicha recherche le bonheur de son peuple, et un meilleur sort pour les enfants d’Israël, il implore la bienveillance divine en faveur de ses frères.
C’est à cette prière-là que D.ieu aspire : celle qui s’occupe d’autrui et qui sollicite pour autrui. Nous comprenons alors cette tradition ancestrale, si profondément ancrée dans le peuple juif, qui consiste à se tourner vers le tsadik pour lui demander de prier, d’intercéder auprès du Tout-Puissant pour obtenir la grâce divine pour les malheureux. Seul, le tsadik est en mesure de faire abstraction totale de sa propre personne, de ses propres problèmes pour demander à D.ieu la délivrance et le salut pour les autres. L’homme qui est capable d’une telle prière a de plus grandes chances d’être entendu.
(adapté à partir des Leçons Chabbatiques)